La Ferme du Rail, inaugurée à Paris (XIXe) en 2019, est un équipement de quartier autour de l’agriculture urbaine. Situé sur un terrain difficile d’accès, le long d’une voie de chemin de fer désaffectée, il se veut un espace de production agricole mais aussi un lieu de solidarité, d’hébergement, de formation, de restauration et de rencontre. Les deux bâtiments de la ferme regroupent en effet autour d’un potager central une cantine-restaurant, un hangar et une serre, auxquels s’ajoutent vingt logements destinés à des travailleurs en insertion et à des étudiants ingénieurs, architectes ou en horticulture. Cette ferme low-tech, à la conception bioclimatique, aux matériaux biosourcés ou de réemploi, tournée vers la permaculture et à finalité sociale est née de l’appel à projets urbains innovants Réinventer Paris, lancé en 2014.
À l’origine du projet, on retrouve la coopérative d’architecture Grand Huit qui inscrit son action dans le champ de l’économie circulaire mais aussi sociale et solidaire, ainsi que la paysagiste Mélanie Drevet. Ces habitants et usagers du quartier s’entourent d’une série d’acteurs qui deviendront les futurs exploitants du lieu, tels que l’entreprise d’insertion Travail et Vie, les associations Atoll 75 et Bail Pour Tous, mais aussi la foncière sociale Réhabail qui prendra en charge la maîtrise d’ouvrage. Celle-ci se fera dans un contexte particulier puisque la Ville de Paris reste propriétaire de la parcelle, cédée dans le cadre d’un bail à construction de 50 ans. L’accès au sol facilité par les pouvoirs publics se complète d’une mosaïque de financements publics et privés. Ceci permet d’envisager un programme ambicieux tant sur le plan écologique que social. Et le réemploi des matériaux, en répondant à ces deux impératifs, allait devenir un élément important dans l’esprit des concepteurs, pour qui “réemployer les matériaux et travailler avec des personnes en insertion relève (…) de la même logique. Ne plus jeter et ne plus exclure.”¹
Faire avec “le déjà là”, avec “ce qui reste” devient pour les membres de Gran Huit l’un des aspectes d’une nouvelle façon de travailler. Pour eux, le réemploi, la “valorisation des délaissés”, a bien sûr une dimension pratique mais découle avant tout d’une posture morale et politique: “le réemploi n’est pas d’abord l’exploitation de nouveaux «gisements», mais la revendication d’un soin inédit à l’égard de la matière et des personnes”¹. Au-delà des impératifs environnementaux, c’est un moyen pour les architectes de “préserver un accès au travail pour tous, signifiant et non oppressif”¹ car faire le choix d’un réemploi local est aussi pour eux une manière de réintroduire la fonction ouvrière et artisanale au centre de la ville.
D’autre part, ils insistent sur la dimension mémorielle du réemploi. Car si parmi les freins au réemploi, le plus important semble peut-être idéologique, il convient d’“éduquer les regards à percevoir la beauté de ces délaissés redevenus désirables”¹. Redonner leur véritable place aux matériaux et à ceux qui les travaillent, et donc au processus, les amène ainsi à rendre sa véritable valeur au moment du chantier. Il s’agit donc d’y associer très tôt les futurs usagers, dans l’esprit des permancences architecturales, mais aussi en faisant démarer certaines activités du site avant même son aménagement définitif. Il s’agit également de faire du chantier un espace démocratique de création, à l’environnement favorable à la formation. Plusieurs entreprises d’insertion seront d’ailleurs présentes sur le chantier de la ferme: 5 lots sur les 16 lots techniques leur ont été confiés. Voici donc une nouvelle façon de tenter de rendre à l’architecture sa dimension sociale, à l’opposé d’une architecture-objet. Mais si une ACV a été réalisée qui peut donner une idée des bienfaits à mettre à l’actif du bâtiment, à très faible impact environnemental (ossature bois, isolation en paille, vêture en bois de châtaginier, utilisation de matériaux biosourcés et de réemploi), elle ne tient néanmoins pas compte de l’aspect social du projet. Les architectes plaident donc pour de nouveaux indicateurs de richesse et une approche du “coût global” de chaque projet qui intégrerait cet aspect.
Suit ici une liste de matériaux réemployés sur le site du projet:
- fenêtres en bois provenant de logements sociaux ayant été rénovés, transformées en jardinières de toiture faisant office de garde-corps (bois sablé, déligné et réassemblé en panneaux) ou en parquet en bois de bout pour la salle commune (même stock de bois, cette fois débité), le tout réalisé par l’Atelier R-are;
- contreplaqué issu de la Fashion Week et destiné à la fabrication d’armoires pour les chambres;
- pierres de voirie issues du stock de la Ville de Paris et utilisées pour l’aménagement du jardin (murs de soutènement en pierre sèche, emmarchements, dallage);
- bâches publicitaires provenant de la Réserve des Arts transformées en stores par Les Résilientes;
- carreaux de faïence dépareillés issus de fin de stock et destinés aux salles de bain (l’identité propre de chacune des salles nécessite un calepinage à chaque fois différent).
La découverte du réemploi et de son adéquation avec une démarche écologique et sociale a amené les architectes à développer cette pratique. Ainsi, le projet de la Maison des Canaux, à Paris (XIXe), dont le chantier est en cours et qui se veut un lieu de référence de l’économie circulaire, sociale et solidaire, a pour mission de devenir un démonstrateur du réemploi. Projet pilote mené dans le cadre du projet européen FCRBE, dont nous vous parlions déjà ici, il a pour objectif d’intégrer de 70 à 100% de matériaux issus d’un réemploi local!
¹ Le présent article s’inspire en grande partie du livre “La Ferme du Rail – Pour une ville écologique et solidaire” écrit par Clara et Philippe Simay, membres de la coopérative Grand Huit, et publié en 2022 aux éditions Actes Sud, dans la collection “Domaines du possible”. Toutes les citations reprises dans l’article en sont d’ailleurs extraites ainsi que certains termes spécifiques au projet.
Pour ce qui a trait plus spécifiquement au réemploi, une présentation de Clara Simay, effectuée dans le cadre de l’ICEB Café du 19 septembre 2019, est disponible sur le site de l’ICEB (Institut pour la Conception Écoresponsable du Bâti).