Recetas Urbanas

S’il est un bureau d’architecture qui oeuvre dans le domaine du réemploi des matériaux de construction en Espagne, et ce depuis de nombreuses années, c’est bien Recetas Urbanas, fondé en 2003 par Santiago Cirugeda, rejoint un peu plus tard par Alice Attout. Pourtant, à l’instar d’autres architectes qui s’intéressent au réemploi, ils ne font pas de celui-ci leur principale préoccupation: le réemploi se met, pour eux, au service de la participation citoyenne en tant qu’outil d’apprentissage et d’éducation. Connu pour ses interventions urbaines ou ses architectures éphémères, le travail de Recetas Urbanas va en effet bien au-delà du simple geste architectural, tout en menant une véritable réflexion de fond sur les matériaux, leur réemploi – leur reuso – et sur la façon de transformer nos pratiques architecturales. Le bureau résume d’ailleurs des années d’expérience du réemploi des matéraix dans une vidéo publiée en 2022. Celle-ci est un état des lieux, basé sur une solide expérience de terrain, qui a vu le réemploi de matériaux de construction au travers d’une cinquantaine de projets, pour une valeur estimée de 2 000 000 d’euros. Ce bilan, bien que positif, met également en évidence le chemin qu’il reste à parcourir pour que le réemploi prenne toute la place qu’il conviendrait qu’il occupe, en nous rappelant que les principes de l’économie circulaire ne doivent pas seulement rester de bonnes intentions mais avant tout être mis en application.

Au travers de différents projets d’auto-construction faisant appel à de nombreux bénévoles, l’attention des architectes se porte sur le réemploi au moment de la construction, en insistant sur le fait que l’intégration de tels matériaux de réemploi modifie leur approche du projet, mais ils prennent également en compte le devenir de leurs construction, une fois arrivées en fin de cycle. C’est donc un double travail qui est effectué: un travail de recherche de matériaux de seconde main, mais aussi un travail de réemploi des matériaux de leurs propres projets, et parfois de structures entières, ce qui passe par des choix constructifs adaptés. Les matériaux réempoyés proviennent ainsi d’achats de seconde main, de démontages d’anciens projets, de donations ou de prêts publiques ou privés donnant lieu à des contrats de gestion encadrés. L’importance des ressources publiques, à travers notamment les entrepôts municipaux, semble ici primordiale.

À titre d’exemple, la vidéo publiée par Recetas Urbanas fait état d’un taux de 85% de réemploi pour le projet La Escuela Crece (Madrid, 2016), de 75% de réemploi pour le Proyectalab (Benicàssim, 2011) ou encore de 90% de réemploi dans le cas du projet Aula Abierta de Grenade (2007). Ce dernier projet sera d’ailleurs démonté et réemployé à Séville en 2012. Aula Abierta Sevilla est partie intégrante du projet La Carpa, un espace socio-culturel initié en 2011 à Séville et destiné à accueillir une école de cirque et divers collectifs menant des actions à finalités sociales ou culturelles. Les différentes structures qui composent La Carpa sont pour la plupart faites de réemploi et notamment d’anciens projets démontés puis réemployés, tels que Aula Abierta donc, mais aussi une de leurs fameuses araignées (Arañas).

Des projets Aula Abierta de Grenade et Séville, ainsi que de La Escuela Crece de Madrid, nous vous avions déjà parlé dans un article précédent mettant en évidence l’implication de Recetas Urbanas auprès des étudiants d’écoles supérieures. De façon plus générale, sous ce nom de Aula Abierta, Recetas Urbanas regroupe une série de projets de constructions réversibles impliquant une communauté scolaire. Ces projets participatifs et souvent auto-construits, nés de l’expérience initiale de Grenade avec le collectif AAABIERTA, font usage de solutions constructives se servant bien souvent de matériaux issus du réemploi. Cette attention particulière portée à l’éducation pousse les architectes à réaliser plus de vingt projets allant dans ce sens, dans tous types de centres scolaires. Un dossier sur le sujet a été publié en 2021 par les architectes.

Récemment, en 2023, dans le cadre du Festival Concéntrico, La Rebelión del Crazy Army fait appel aux étudiants et professeurs d’un institut de Logroño pour construire les structures temporaires qui “assiègeront” le centre éducatif en le reconnectant à l’espace public. Les poutres et panneaux en bois utilisés lors de la construction seront réemployés par l’association La Kalle de Vallecas. Différents projets mais une même logique donc. Autre exemple, en Catalogne cette fois: dans le cadre des célébrations du tricentenaire de Barcelone, en 2014, la Fondation Enric Miralles était chargée de la coordination de 6 installations temporaires disséminées à travers la ville, le projet BCN RE.SET. Recetas Urbanas élabore une proposition de réemploi des matériaux de ces différentes installations une fois leur fin de vie arrivée (voir à ce sujet un article de El País). Ceux-ci seront réemployés par Recetas Urbanas et d’autres collectifs – le collectif Straddle3 par exemple – dans différents projets, en milieux scolaires notamment. Toujours dans cette logique de remise en circulation de matériaux, Recetas Urbanas participe, comme Straddle3 d’ailleurs, à la mise en place d’une plateforme de réemploi et de redistribution de ressources, nommée GRRR (Gestión para la Reutilización y Redistribución de Recursos). Il s’agit d’un projet mené par Arquitecturas Colectivas (AA.CC.), un réseau international de collectifs défendant des valeurs communes et dont fait partie Recetas Urbanas. A par exemple fait usage de la plateforme GRRR le collectif M-etxea de Donostia.

Pour finir, la réflexion menée par les architectes sur l’apect légal de tels projets est également à souligner. Recetas Urbanas classe en effet ses interventions d’un point de vue juridique: interventions illégales, légales et a-légales. Cette dernière catégorie investit des vides légaux pour pouvoir agir. Le parallèle avec le réemploi des matériaux est ici intéressant. L’utilisation de matériaux de seconde main pourrait elle aussi correspondre à ces trois catégories. Il est en effet des cas où réemployer semble impossible pour des raisons juridiques, d’autres où cela semble possible. Reste enfin une vaste zone grise dont de nombreux projets tentent de profiter. L’existence de tels vides légaux, peut-être tout autant que l’impossibilité légale d’utiliser de tels matériaux, témoigne du travail législatif qu’il reste à fournir pour pouvoir rendre le réemploi pleinement accessible!

Exhibitions – 2

La liste des expositions consacrées au réemploi est encore longue. Si la Biennale de Lugano était en 2020 entièrement dédiée au réemploi, la Biennale de Venise n’est pas non plus en reste. Le pavillon allemand y présentait en 2012 l’exposition Reduce, Reuse, Recycle (voir un article à ce sujet sur le site Archdaily). En 2018, le pavillon danois exposait quant à lui le travail de Vandkunsten Architects qui ajoutent un quatrième R aux trois précédents, celui de Rebeauty. Le projet se basant sur des recherches antérieures interroge le réemploi de six matériaux à travers la recherche et la construction grandeur nature de prototypes (1:1 mock-up) pensés pour être démontés.

2018 est aussi l’année où Flores & Prats Arquitectes présentent le projet de la Sala Beckett, Assemble une installation de carreaux de céramique destinés au réemploi (The Factory Floor) et où Encore Heureux et le Collectif Etc font expérience de réemploi en récupérant les matériaux d’une ancienne installation (voir vidéo ci-dessus). Deux ans plus tôt, Alejandro Aravena utilisait dans une démarche similaire plus de 90t de déchets issus de la Biennale d’Art 2015 afin de créer deux installations accueillant les visiteurs de la Biennale d’Architecture 2016 (voir un article à ce sujet sur le site Dezeen). En 2016 également, figurent au sein des projets présentés par le pavillon espagnol lauréat du lion d’or de la meilleure participation nationale, plusieurs exemples de réemploi. C’est le cas de la Casa Collage (Bosch.Capdeferro arquitectures) à Gérone, projet résidentiel où pierres, carrelage et ferronneries ont été réemployés in situ. C’est aussi le cas de la Nave 8b. du Matadero de Madrid (Arturo Franco) où de nombreuses tuiles réemployées font office de cloisons, trouvant par là même un nouvel usage.

Signe que les éditions se succèdent mais que le sujet ne perd pas de son importance, le pavillon japonais de l’édition 2021 de la Biennale y est dédié cette année au réemploi, sous le titre de Co-ownership of Action : Trajectories of Elements. Le projet présente les éléments issus de la déconstruction d’une maison traditionnelle en bois, certains de ces éléments étant réemployés dans une nouvelle configuration (voir un article à ce sujet sur le site Designboom). Ce travail sur le réassemblage d’éléments en bois fait par ailleurs écho à la réflexion sur les constructions à ossature bois du pavillon des Etats-Unis ou aux maisons Puutalo préfabriquées en bois du pavillon finlandais.


La Biennale d’Architecture de Venise se tient du 22/05/2021 au 21/11/2021.

Le travail de Vandkunsten Architects autour des prototypes et du réemploi a mené à la publication d’un rapport, disponible ici en téléchargement.

Sala Beckett

À Barcelone, le bureau d’architecture Flores & Prats Architectes, est l’auteur de la réhabilitation de l’ancien site de la Cooperativa de Consumo Pau i Justicia, amené à devenir la nouvelle Sala Beckett (Fundació Sala Beckett / Obrador Internacional de Dramatúrgia). La coopérative, inaugurée en 1924 et abandonné dans les années 90, abritait une école, un magasin, ainsi qu’un café et une salle de théâtre, chacun de ces usages fonctionnant de manière indépendante. Le nouveau programme, qui regroupe une école de théâtre, des espaces de représentation et un bar, cherche au contraire l’interaction entre ses différentes fonctions. Celle-ci se fait notamment via un foyer aux nouvelles percées de lumière, qui connecte les différents niveaux et où peuvent se croiser les étudiants, les professeurs, les artistes mais aussi le public et les gens du quartier.

Les architectes décrivent leur première visite du bâtiment comme un voyage dans le temps. Sera réalisé un inventaire exhaustif – plus de cent plans comportant des dessins à différentes échelles – des restes encore visibles de la coopérative. Il s’agissait principalement de menuiseries, de revêtement de sol et de rosaces. Ces dessins ont permis de rendre visible chacun des éléments de façon détaillée, mettant en évidence leur état de conservation et leurs dimensions et valorisant de cette façon l’héritage qu’ils représentent. La décision a donc été prise de maintenir dans la mesure du possible les larges espaces existants ainsi que leur structure mais aussi les plus petits éléments qui avaient été inventoriés, afin que puissent coexister le passé de l’ancienne coopérative, les traces de l’abandon et les adaptations nécessaires au nouveau programme.

Si les éléments inventoriés ont été réemployés in situ et dans leur fonction initiale, ils l’ont cependant été dans la majorité des cas à un autre endroit du bâtiment, celui-ci devant être adapté à de nouvelles normes, à un nouveau programme et à certaines modifications d’ordre structurel, ce qui a transformé le travail des architectes en un véritable collage. Certains éléments structurels, de nouvelles finitions ainsi que du mobilier ont par ailleurs été incorporés aux espaces et aux éléments existants.

En ce qui concerne les menuiseries, 90% des portes et fenêtres ont été réemployées, la majorité d’entre-elles en étant adaptées ou réparées. Certaines portes ont ainsi dû être raccourcies pour les adapter à l’augmentation de l’épaisseur des planchers qui devaient être renforcés et certaines fenêtres ont été équipées d’un double vitrage. Ces transformations et réparations ont été effectuées in situ, faisant ainsi l’économie du transport. Un escalier ainsi que plusieurs garde-corps ont également été réemployés, ces derniers étant eux aussi adaptés en vue de leur réinstallation.

Le revêtement de sol de chaque espace de l’ancienne coopérative était à l’origine constitué d’un type de carrelage différent. Les espaces de répétition ou de représentation nécessitant un revêtement plus adéquat, leur carrelage a été déplacé dans d’autres zones du bâtiment, ce qui a permis la création de nouvelles combinaisons. Au moment de leur démontage, 20% des carreaux ont été perdus. Cette proportion sera dès lors prise en compte au moment de planifier leur réinstallation.

Trois rosaces qui provenaient du toit de l’ancienne salle de théâtre de la coopérative ont pu être sauvées et utilisées en tant qu’éléments muraux décoratifs. Les rosaces existantes dans d’autres parties du bâtiment ont été quant à elles conservées à leur emplacement d’origine et incorporées au système de climatisation.

Avant le début des travaux de réhabilitation, l’équipe de la Sala Beckett a occupé de façon éphémère le premier étage de l’édifice. Dans une logique similaire à celle du projet principal, a été réalisé un inventaire du mobilier provenant de leur ancien site dans le but de le réemployer dans le bâtiment de la coopérative. Cette occupation temporaire et transitoire a permis de mettre à l’épreuve le nouveau programme ainsi que son incorporation au bâtiment, mais a aussi favorisé pour l’équipe, les étudiants et le public, l’adoption du lieu et des éléments qui allaient être réemployés. Par la suite, un projet culturel et théâtral qui évoquait la mémoire du bâtiment y a été réalisé, le transformant tout entier en lieu de représentation. Le jeu théâtral parcourait ainsi l’espace et le temps comme l’avait fait l’architecture grâce aux inventaires et au réemploi.

Suit ici une liste non exhaustive d’éléments réemployés (source Flores & Prats et Opalis) :

  • 200 m² de carrelage (finitions murales et de revêtement de sol), démontés, lavés et réinstallés in situ;
  • 44 portes en bois, nettoyées, adaptées et réparées in situ;
  • 35 châssis de fenêtre en bois, nettoyés, adaptés et réparés in situ;
  • 1 escalier;
  • garde-corps;
  • 3 rosaces, utilisées comme décorations murales.

Cet article s’inspire en partie du livre Sala Beckett – International Drama Centre et de la série documentaire Escala 1:5.